Invalidation d’un projet éolien au nom de la saturation

CAA Bordeaux, 18 novembre 2025, n° 23BX00614 et 23BX00615

Nous obtenons, dans le cadre d’une intervention volontaire, la confirmation du refus préfectoral opposé au projet éolien de Ceaux-en-Loudun. En cause, la délicate problématique des risques liés à la saturation. L’occasion de revenir sur cette notion et d’en préciser les contours.

Dans cette affaire, deux demandes d'autorisation environnementale pour l'installation d’un double-parc composés chacun de quatre éoliennes, d'une hauteur en bout de pale atteignant 200 mètres pour les unes et 182 mètres pour les autres, réparties sur deux lignes « nord » et « sud ».

Le préfet de la Vienne a refusé ces autorisations par deux arrêtés du 4 janvier 2023, en se fondant notamment sur l'atteinte à la commodité du voisinage résultant des impacts visuels du projet, lesquels risquaient de créer un effet de saturation significatif pour les riverains.

Les sociétés pétitionnaires ont saisi le juge administratif pour contester cette appréciation, soutenant que le paysage agricole dans lequel devaient s'implanter les éoliennes ne présentait pas d'intérêt particulier et que les visibilités seraient limitées par la végétation et le bâti existants.

Le cadre juridique : la “commodité du voisinage”

L'article L. 511-1 du code de l'environnement soumet les installations classées à un régime d'autorisation visant à prévenir les « dangers ou inconvénients » qu'elles peuvent présenter, notamment pour « la commodité du voisinage » et pour « la protection de la nature, de l'environnement et des paysages ».

De la notion de commodité du voisinage a peu à peu émergé celle de saturation, entendue comme une source potentielle de gêne visuelle subie par l'habitant dans son cadre de vie quotidien, si elle se traduit par une permanence du motif éolien dans son environnement, dans sa récurrence et/ou son intensité.

Le Conseil d'État, dans un arrêt de principe du 10 novembre 2023 (n° 459079), a posé la méthode d'appréciation de l'effet de saturation visuelle. Il a posé le principe selon lequel l’administration, comme le juge, doit, pour apprécier la saturation, « tenir compte, lorsqu'une telle argumentation est soulevée devant lui, de l'effet d'encerclement résultant du projet en évaluant, au regard de l'ensemble des parcs installés ou autorisés et de la configuration particulière des lieux, notamment en termes de reliefs et d'écrans visuels, l'incidence du projet sur les angles d'occupation et de respiration, ce dernier s'entendant du plus grand angle continu sans éolienne depuis les points de vue pertinents. »

Cette méthodologie s'inspire directement de travaux administratifs, en particulier de l'étude sur la saturation visuelle publiée en 2019 par la DREAL Hauts-de-France. Celle-ci proposait alors trois indicateurs d'évaluation du risque de saturation : l'indice d'occupation de l'horizon (seuil d'alerte généralement fixé à 120°), l'indice de densité sur les horizons occupés (seuil d'alerte de 0,10, cet indice n’étant pas repris par le Conseil d’État), et l'indice d'espace de respiration (seuil d'alerte de 160°). Toutefois, et c'est un point essentiel, le dépassement de ces seuils ne suffit pas à lui seul à caractériser une atteinte excessive. Il a ainsi pu être jugé que « dès lors que la valeur de ces indices n'est que théorique en ce qu'elle ne tient pas compte de la configuration réelle des lieux et en particulier des obstacles visuels que peuvent localement constituer le relief, le bâti ou la végétation, la circonstance qu'un ou plusieurs de ces "seuils d'alerte" seraient atteints ne suffit pas à établir à elle-seule une atteinte excessive à la commodité du voisinage, mais justifie seulement une analyse approfondie des incidences concrètes du projet » (CAA Douai, 30 avril 2025, n° 23DA02111).

L'effet d'écrasement : une notion autonome et complémentaire

Aux côtés de l'encerclement, qui résulte de la multiplication des éoliennes sur l'horizon, la jurisprudence a reconnu l'effet d'écrasement, qui désigne la situation dans laquelle la hauteur des aérogénérateurs, leur proximité avec les habitations et la topographie des lieux créent un rapport d'échelle excessivement défavorable, les machines dominant et surplombant les lieux de vie au point d'en altérer substantiellement le cadre quotidien.

La cour administrative d'appel de Nantes a ainsi pu juger, pour annuler le projet éolien de Trédias (Côtes d’Armor), que des éoliennes de 150 mètres implantées au sommet d'une butte et encerclant des hameaux situés en contrebas présentaient des « inconvénients excessifs pour la protection de l'environnement et la commodité du voisinage », en raison du « phénomène d'écrasement dû à la position inférieure » des habitations (CAA Nantes, 20 juillet 2021, n° 20NT00657, confirmé par CE, 17 décembre 2021, n° 456301).

Plus récemment, la cour administrative d'appel de Douai a pu confirmer que l’écrasement était possible même en cas de conformité aux règles de distance, en retenant que « la circonstance que l'implantation des éoliennes à 810 mètres des habitations les plus proches est conforme à la distance minimale de 500 mètres imposée par l'article L. 515-44 du code de l'environnement ne suffit pas à éviter l'effet d'écrasement pesant sur les lieux de vie » (CAA Douai, 30 avril 2025, n° 23DA02111).

Il a en outre pu être précisé, ce qui vaut aussi pour l’encerclement, que « l'absence d'intérêt particulier des paysages environnant le site d'implantation, invoquée par la société pétitionnaire, est sans incidence sur l'appréciation de la gêne visuelle apportée à la commodité des habitants des lieux de vie voisins du projet » (CAA Lyon, 3 juillet 2025, n° 24LY01370).

De la casuistique jurisprudentielle se dégagent plusieurs facteurs déterminants :

  • La hauteur des aérogénérateurs conditionne l'angle vertical sous lequel ils sont perçus depuis les lieux de vie : plus cette hauteur est importante, plus l'effet de domination verticale est marqué.

  • La distance aux habitations détermine la prégnance visuelle des machines dans le champ de vision des riverains : un parc situé à moins d'un kilomètre des premières habitations présentera, toutes choses égales par ailleurs, un impact plus fort qu'un parc distant de plusieurs kilomètres.

  • La topographie du site joue un rôle aggravant lorsque les éoliennes sont implantées en position dominante par rapport aux lieux de vie situés en contrebas ; l'effet de surplomb est alors accentué par le jeu des altitudes.

  • L'absence d'écrans visuels efficaces, qu'il s'agisse de la végétation, du bâti ou du relief, susceptibles d'atténuer la perception des éoliennes depuis les lieux de vie, constitue un facteur d'aggravation.

Enfin, l'insuffisance des mesures de réduction proposées est régulièrement relevée par le juge : les plantations de haies bocagères sont souvent jugées inadaptées à compenser l'effet d'écrasement résultant du gabarit et de la proximité des machines.

Ceaux-en-Loudun : encerclement et écrasement confirmés

Dans son arrêt du 18 novembre 2025, la cour administrative d'appel de Bordeaux a d'abord relevé que le bourg de Ceaux-en-Loudun, comprenant 592 habitants et situé à 600 mètres de la zone d'implantation potentielle, présentait une « sensibilité paysagère forte ». Cette sensibilité a été qualifiée de « très forte » pour les hameaux situés entre les deux zones d'implantation, compte tenu des « vues potentielles pouvant aller jusqu'à 360° sur les projets éoliens ».

S'agissant des indices de saturation, la cour a constaté que plusieurs seuils d'alerte étaient dépassés. Pour deux hameaux en particulier, situés à environ 1,8 kilomètre du parc, l'indice de respiration était évalué à 143° alors que le seuil d'alerte est fixé à 160°. Un troisième subissait une diminution de l'espace de respiration qui allait passer de 212° à 104°, soit nettement en dessous du seuil d'alerte.

Ces indices théoriques retenus, la cour a procédé à une analyse concrète des photomontages versés au dossier. Elle a alors relevé que « ni le relief ni la végétation ne pourront sensiblement masquer les machines » et que l’un des hameaux exposés, situé entre les deux parcs nord et sud, subirait en plus un « effet d'écrasement en raison d'un contraste d'échelle entre la verticalité des éoliennes et la hauteur des bâtiments d'habitation faiblement filtrée par la végétation existante ».

Cet effet d'écrasement a également été caractérisé pour un autre lieu de vie composé d’une dizaine d’habitations et situé à un kilomètre des éoliennes, « lequel n'est pas particulièrement minimisé par les lignes électriques existantes ».

Le troisième hameau, quant à lui, comprenait une vingtaine de maisons d'habitations et, du fait de sa distance de 830 mètres de l'éolienne la plus proche, s’avérait « franchement exposé à la ligne d'implantation des éoliennes » et ce « sans aucun filtre ».

Cette décision, plus que bienvenue pour le Pays loudunais, s'inscrit ainsi dans une jurisprudence désormais bien établie, qui soumet les projets éoliens à un examen poussé de leurs impacts concrets sur la commodité du voisinage et ses diverses composantes.

L'enjeu pour les opposants réside ainsi dans la démonstration in concreto des incidences visuelles du projet, au-delà du seul dépassement des seuils d'alerte théoriques. Les photomontages, l'analyse de la topographie, la caractérisation des écrans visuels existants ou projetés, et l'appréciation des rapports d'échelle seront autant d'éléments déterminants dans l'issue des contentieux.

Précédent
Précédent

Panorama du nouveau droit minier français

Suivant
Suivant

Parc éolien et “hotspot” ornithologique : refus validé